Faut-il être désiré pour exister sur scène ?
Où il est question de refus, de slow, de Bastien Bouillon et d’une déclaration d’amour à la narration
J’ai écrit le mot fin.
Près d’un an après la dernière de Chroniques sentimentales, mon premier spectacle, j’ai une nouvelle histoire entre les mains. Une version bêta, fragile, qui sera réécrite mille fois. Ça, ça ne me fait pas peur.
La phase d’écriture, pour moi, c’est comme la scène d’ouverture de Grease. Une bulle enchantée où Danny et Sandy vivent un amour hors du temps, naïf, loin des règles du lycée. Un été où l’on s’autorise tout : s’embrasser sur un slow de Glenn Medeiros, poser une question philosophique face au soleil couchant, et même porter un maillot de bain taille haute jaune poussin. Puis vient ce moment où l’on doit revenir au monde réel. Celui où Sandy demande à Danny : “Est-ce vraiment la fin ?” Et lui de répondre : “Non. Ce n’est que le commencement.”
Le commencement, pour moi, c’est aujourd’hui. Car écrire un spectacle, ce n’est pas juste l’écrire. C’est ensuite se confronter au réel et à l’impalpable.
Le réel : poser une note d’intention pour expliquer son projet.
L’impalpable : le désir de l’autre.
Et c’est précisément cette dépendance au désir qui me fait peur.
Un·e directeur·rice de théâtre dira-t-il : oui, viens jouer ici ? Ou pensera-t-il que ce que tu fais est trop ceci, pas assez cela, pas assez drôle, pas assez politique, trop sentimental ?
Et surtout : est-ce que ce que je fais est désiré ? Ou juste toléré ?
Récemment, une personne a créé le compte @pasdemeufsdroles, qui répertorie quasi quotidiennement l’absence de femmes sur les plateaux d’humour. Pas de grands discours, une photo du plateau, un constat lapidaire, ironique. Et une conclusion résumée en un mot : Flemme.
Cette flemme, je l’ai ressentie mille fois. Je garde en tête un moment bien précis.
Un jour, j’ai vu mon spectacle Chroniques sentimentales noté “interdit aux moins de 16 ans” dans un des lieux justement cités par @pasdemeufsdroles. Mon spectacle : une comédie romantique où un adolescent peine à avouer sa passion pour La Boum à des parents fans de cinéma d’auteur polonais. Je raconte une déclaration d’amour à mon assistant d’anglais, accompagné d’un radio cassette et de Phil Collins, de l’effleurage de genou de mon crush au collège, et de mon obsession pour les films de Noël.
J’ai cherché ce qui pouvait justifier une telle interdiction.
Ah oui : à un moment, je dis le mot “bite”. Une fois. Peut-être deux. Était-ce cela ?
Pourtant, j’ai vu bien des plateaux dans ce même lieu, avec des blagues sexistes, racistes, validistes, jamais censurées. À moins que… Non, être gay resterait un sujet délicat dans un lieu censé traiter de la société avec humour ? Voyons.
J’ai voulu comprendre. J’ai demandé.
L’homme qui m’avait programmé, 70 ans, s’est défendu :
“Mais moi, je suis un allié. J’adore Aznavour. Comme ils disent, vous savez ? C’est magnifique. Mais bon, tout le monde n’est pas aussi ouvert que moi, il faut penser au public…”
Comme ils disent.
Si l’on peut saluer le caractère engagé de cette chanson à l’époque, on peut s’interroger sur le fait qu’elle reste une référence pour certains.
“J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement (...) j’ai pour me tenir compagnie, une tortue, deux canaris et une chatte.”
Cette description me ramène à l’image des tueurs en série des thrillers vintage. Norman Bates dans Psychose.
J’aurais pu — dû peut-être — argumenter. Lui dire que la société a évolué, qu’il est nécessaire de raconter d’autres récits, de permettre à chacun·e de se sentir représenté·e. Qu’il était de sa responsabilité. Et surtout qu’il n’y avait rien de non entendable par un public jeune dans mon spectacle. Les blagues sexistes non censurées l’étant, pour moi, bien plus.
J’ai eu un premier réflexe de compassion. Peut-être dû à son âge.
Puis je me suis rappelé que ce Monsieur travaille dans le spectacle, dans un environnement privilégié, a rencontré des artistes pendant des décennies. Il a eu le temps de se questionner, de s’informer.
J’ai mis l’effort que j’aurais à fournir pour le convaincre au ratio du temps qu’il lui restait à vivre… et je me suis dit : Flemme.
Je salue la ténacité des artistes femmes, des artistes queers, qui déploient toute leur énergie pour garder — ou juste tenter de prendre — leur place.
Moi, j’ai laissé tomber. Il y a un an. Par épuisement, par faiblesse, par manque de combativité.
Je ne me cache pas derrière de faux arguments : le refus fait partie du processus.
Il est évident qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Que parfois, nos textes ne sont pas prêts, pas bons. Et si un refus est justifié, ok.
Dans son recueil Pour tout vous dire, la romancière Joan Didion raconte toutes les étapes pour faire accepter sa voix, son travail, ses écrits. Dans Raconter des histoires, elle liste, avec humour et lucidité, tous les refus essuyés en envoyant ses nouvelles à des magazines.
J’aime particulièrement cette réponse reçue du magazine Good Housekeeping (Le bon ménage, pour les intimes) :
“Merveilleusement écrit, très réel, et tellement déprimant que je vais passer le reste de l’après-midi accablé par une chape d’angoisse et de mélancolie (...) Je suis navré, mais nous ne sommes guère enclins à soumettre à nos lecteurs une épreuve difficile.”
Quand on débute, on cherche à tout prix des lieux où être écouté·e. On frappe à toutes les portes. On n’a pas la lucidité de se dire que nos textes ne trouveront pas leur place partout. Et que ce n’est pas grave.
Mais il est rageant de voir que les lieux censés accompagner les premiers pas sont monopolisés par ces fameux hommes qui ne se sont pas posés un centième des questions évoquées plus haut.
Car oui, pour exister sur scène, il faut du désir du public.
Mais pour que ce désir naisse, encore faut-il que le public soit confronté à une pluralité d’artistes, de récits, de regards.
On ne savait pas forcément qu’on pouvait ressentir du désir pour un gars qui chante Femme Like You de K.Maro, faux, en moonwalkant sur une patinoire… jusqu’à ce que Bastien Bouillon le fasse dans Partir un jour.
Alors pourquoi j’ai envie d’y retourner ?
Parce que j’aime trop raconter des histoires.
Et surtout, cette nouvelle histoire dont je viens d’écrire la fin.
Si moi, j’ai ressenti cet épuisement, alors que je suis clairement issu d’un milieu privilégié, blanc, avec les bons codes, alors comment font les autres ?
Moi, en essayant, je ne risque rien. Une blessure d’égo, peut-être.
Et la mise à mort de mon rêve secret : figurer un jour dans les dernières pages de ELLE, avec pour titre : Un dimanche avec Louis-Arthur. Tout le monde s’en fout.
Mais si mon privilège peut servir à ouvrir des portes, et être aux côtés de celles et ceux pour qui aller sur scène est une vraie mise en danger, alors il faut continuer.
Christophe Honoré, président de la Queer Palm cette année, dit que “la narration, c’est déjà une forme de résistance”.
Aujourd’hui, je me sens comme Sandy franchissant les portes du lycée dans sa tenue sage, discrète, mes histoires sous le bras.
J’ai envoyé il y a quelques jours une première candidature à un théâtre.
Je n’espère pas finir dans quelques mois dans une tenue de cuir moulant, sous une chaleur de plomb, dans une fête foraine à essayer de séduire un gars qui objectivement ne le mérite pas.
J’espère juste monter sur scène pour vous dire, de nouveau : il était une fois.
Et vous, qu’est-ce qui vous donne encore l’énergie de continuer, malgré la flemme, malgré l’épuisement ?
Si vous avez envie de me répondre, je vous lirai avec attention.
Et sinon, je vous remercie juste d’être là, à l’autre bout de cette lettre.
L.A.
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PS : je vous laisse avec de la musique, des conseils lectures et vidéos.
PS n°2 : je vous tiendrai informé.es de la suite de ma candidature au théâtre !
PLAYLIST
J’ai écrit ce numéro 6 d’Épistolaire en écoutant ces 10 chansons. J’en ai fait une playlist disponible sur Deezer / Spotify :
BEGIN AGAIN - Maya Delilah // B-SIDE - Khruangbin & Leon Bridges // LOVE FLEW AWAY - Laufey & Adam Melchor // AMERICAN TUNE - Paul Simon // PARTIR UN JOUR - Juliette Armanet // JUNA - Clairo // PLAYGROUND LOVE - Air // LA DEMOISELLE ELUE, L. 62 : Prélude - Debussy, Vikingur Olafsson // PISTOL - Cigarettes after sex // WILDFLOWER - Billie Eilish
MES COUPS DE CŒUR DU MOIS
Un film : BUT I’M A CHEERLEADER de Jamie Babbit (disponible gratuitement sur France TV) & PARTIR UN JOUR d’Amélie Bonnin (au cinéma)
Un livre : ASCENDANT BEAUF de Rose Lamy
Une série : LES QUATRE SAISONS sur Netflix
Une émission : MAXXI CLASSIQUE par Max Dozolme sur France Musique
Si vous souhaitez plus régulièrement des coups de coeur artistique, j’en partage toutes les semaines sur mon compte INSTAGRAM
Merci d'avoir lu épistolaire. ! 💌